La submersion du souvenir : Origines et effacement de la réincarnation dans l'histoire humaine

La croyance en la réincarnation appartient à la mémoire collective la plus ancienne de l’humanité. Elle imprègne aussi bien les racines de philosophies orientales que les mystères funéraires de l’Égypte antique, les druidismes celtes ou les mythes grecs. Pourtant, dans le monde occidental contemporain, cette idée majeure est souvent reléguée à une curiosité exotique ou ésotérique.

Ce qui surprend, c’est l’universalité de ce concept au départ. Des fouilles archéologiques révélaient que dès le proto-néolithique, certaines tribus enterraient les morts de manière à favoriser leur retour ou leur renaissance (source : Cambridge University, Antiquity Journal). Chez les Indiens d’Amérique, en Afrique, en Asie, la réincarnation n’était ni dogme, ni hérésie : elle faisait simplement partie de la condition humaine.

Mais comment la réincarnation, d’idéal fondateur, est-elle devenue un tabou ? Le tournant s’opère avec la montée des religions abrahamiques, en particulier du christianisme institutionnalisé.

• Christianisme primitif : De nombreux premiers chrétiens, notamment les gnostiques, les Élénistes et les Origénistes, acceptaient la notion de transmigration de l’âme (Britannica/Origen). Origène, au IIIe siècle, enseignait la préexistence des âmes — une forme de réincarnation spirituelle.
• Concile de Constantinople (553 ap. J.-C.) : L’enseignement de la réincarnation a explicitement été condamné comme hérésie lors de ce concile, sous l’influence notamment de l’empereur Justinien, pour consolider la doctrine de la résurrection et le dogme de l’Enfer (source : Revue de l’Histoire des Religions).
• Islam : S’appuie sur une conception linéaire de la vie après la mort, tout en intégrant certains courants soufis qui conservent discrètement une vision cyclique.
• Judaïsme : Si la transmigration des âmes (guigloul haneshamot) se retrouve dans la Kabbale, elle demeure marginale et rarement évoquée dans le judaïsme rabbinique classique.

Le rejet de la réincarnation ne résulte pas seulement d'un débat théologique, mais aussi de mécanismes psychologiques, politiques et sociaux plus profonds.

Lutte contre l’hérésie et affirmation du contrôle

• Consolidation du pouvoir religieux : La promesse du Jugement Dernier et de la résurrection des corps offrait un levier d’autorité puissant. Croire en une seule vie, ponctuée par un salut ou une damnation irréversible, renforçait l’obéissance et la peur (source : Mélanges de l’École française de Rome).
• Contrôle social et moral : La perspective du Karma, notion indienne où chaque vie est la conséquence d’actes précédents, conférait à chacun une responsabilité individuelle. C’est une idée difficilement compatible avec l’idée d’autorité centrale absolue.
• Effets politiques : Dans l’Empire romain, puis médiéval, les dogmes étaient indissociables du statut politique. L'État appuyait la doctrine chrétienne officielle qui excluait la migration des âmes — favoriser l’orthodoxie, c’était stabiliser l’ordre.

Une spiritualité de la verticalité contre la circularité

Durant l’Antiquité tardive et le Moyen-Âge, la spiritualité subit une transformation radicale. L’histoire humaine, auparavant perçue comme cyclique, s’inscrit désormais dans une linearité — un début, un but final. Cette « verticalisation » de la transcendance, où l’humain espère une seule élévation ultime, marginalise les voies de transformation lente par retours successifs.

• La résurrection promet une récompense collective, à la fin des temps, davantage qu’une responsabilisation individuelle sur plusieurs vies.
• L’homme se tourne vers l’Église et l’autorité extérieure, moins vers l’introspection et la responsabilité du parcours d’âme.

À partir du XIXe siècle, avec l’essor des sciences expérimentales, toute croyance en la « métempsychose » passe pour suspecte. À l’exception de quelques savants — Carl Jung ou Gustav Fechner —, l’idée est discréditée comme arrière-fond ésotérique, voire superstitieux (source : Encyclopedia.com/Jung).

Cependant, la science contemporaine observe un retour d’intérêt limité mais réel :

• Les recherches de Ian Stevenson, psychiatre de l’Université de Virginie, sur les « souvenirs de vies antérieures » chez de jeunes enfants, constituent la collecte la plus systématique à ce jour, avec plus de 2500 cas étudiés. Près de 35% de ces enfants auraient donné des informations précises vérifiées sur des individus décédés (source : University of Virginia).
• De récents travaux en neurosciences mettent en lumière la plasticité de la mémoire, mais aussi l’existence de souvenirs cryptomnésiques (souvenirs « empruntés ») qui pourraient croiser partiellement l'expérience de "déjà-vu” (Frontiers in Psychology).
• En Inde, au Bangladesh, au Liban, l’acceptation populaire du retour des âmes se maintient : plus de 70% de la population indienne déclare croire à la réincarnation (Pew Research).

Lorsque la possibilité d'une existence se prolongeant au-delà d’une seule vie fut évincée, l'humain s'est vu imposer de vivre « sous pression », dans l’urgence, dans la préparation d’un Jugement unique. Cette vision a irrigué la morale européenne, sa façon de concevoir l’identité, le temps, et même l’écologie.

• Rapport au temps modifié : L’idée d’une seule vie opprime l'expérience humaine par la peur du manque de temps, et nourrit l'angoisse de la mort et la soif de légitimation rapide.
• Responsabilité individuelle affaiblie : Idée que l’on puisse “racheter” en une existence, ou être “sauvé de l’extérieur”, plutôt qu'assumer le poids de ses actes sur de multiples cycles d’existence.
• Vision linéaire du progrès : L’Occident promeut l’idée de croissance permanente, de « progrès », tout comme la vie humaine est conçue comme ascension irrémédiable, sans retour possible.

Une société informée que chaque geste, chaque choix, pourrait influencer non seulement sa seule incarnation mais une chaîne d’existences, développe une éthique plus cyclique, plus ancrée dans l’interdépendance des êtres et des générations.

L’élimination doctrinale de la réincarnation n’a pas totalement éradiqué son influence, qui refait surface sous de nouvelles formes :

• Renaissance des philosophies orientales : Depuis les années 1970, le regain d’intérêt occidental pour le bouddhisme et l’hindouisme remet la réincarnation au cœur du débat sur la conscience (source : Libération).
• Psychologie transpersonnelle : Les approches thérapeutiques qui intègrent la « mémoire des vies antérieures » connaissent un essor, grâce notamment à des auteurs comme Stanislav Grof.
• Cinéma et fictions : Les films et romans qui évoquent la transmigration des âmes — “Cloud Atlas”, “Nos souvenirs d’enfance” — traduisent un éveil de l’imaginaire collectif pour ces questions.

Récupérer la connaissance de la réincarnation est plus qu’un retour à une mystique archaïque : il s’agit de penser une éthique élargie, une responsabilité à long terme. La science, prudente mais ouverte, commence à interroger la persistance de la mémoire “non-locale” ou la possibilité d’une conscience au-delà du cerveau (travaux de Pim van Lommel, National Institutes of Health).

L'élimination de la réincarnation a été, sans doute, autant une manœuvre de pouvoir qu’un choix de récit collectif. Redécouvrir la multiplicité des vies, c’est accepter que l'existence n'est ni figée ni linéaire, mais composée de cycles, de retours, de réparations. La question demeure ouverte : que deviendrait la société contemporaine si cette connaissance retrouvait droit de cité ? C’est peut-être l’un des grands chantiers spirituels, éthiques et scientifiques du XXIe siècle.