Aux frontières du mesurable : La quête scientifique de la conscience collective

L’idée de conscience collective évoque une trame invisible reliant les humains, au-delà des individualités. Ce concept remonte à Émile Durkheim, qui au tournant du XXe siècle, le définit comme un ensemble de croyances et de sentiments partagés, forgés par la société et transcendant l’expérience individuelle (Durkheim, "De la division du travail social", 1893). Mais aujourd’hui, à l’ère de la mondialisation, du numérique et de l’interconnexion permanente, cette notion prend une résonance nouvelle : existe-t-il un esprit de groupe mesurable ? Des “sauts” de conscience collective sont-ils quantifiables ?

Avant d’imaginer les instruments de mesure, il importe de saisir ce qui est en jeu : la conscience collective, entendue comme capacité d’un groupe à produire des comportements, émotions ou visions du monde qui dépassent la somme des individualités. Elle interroge sur l’émergence, sur les phénomènes d’influence, d’accord ou de divergence rapides au sein des sociétés.

La fascination de la science pour le mesurable vient du besoin de connaître, de comparer, d’agir. Dès lors, tenter de mesurer la conscience collective soulève deux enjeux majeurs :

• Voir venir : comprendre les risques ou opportunités liés à des changements rapides d’opinion, de valeurs, ou d’états émotionnels à grande échelle (voir l’exemple de la “contagion émotionnelle" documentée sur Facebook en 2014, Kramer et al., PNAS).
• Agir : anticiper des crises ou des ressauts collectifs pouvant impacter la santé publique, la politique ou l’environnement.

Mais par où commencer ? Quels objets, quels outils la science possède-t-elle pour relever ce défi ?

1. Les neurosciences à l’assaut du collectif ?

Si la conscience individuelle fascine les neurosciences – avec l’imagerie cérébrale, l’étude des signatures électriques du cerveau (EEG, IRM fonctionnelle) – l’approche collective s’avère autrement complexe. Pourtant, des projets récents, comme l’“hyperscanning”, tentent d’observer plusieurs cerveaux en interaction. Par exemple, des équipes analysent l'alignement des ondes cérébrales de personnes engagées dans des tâches communes (Dumas et al., Science, 2012). Résultat marquant : lors d’une coopération authentique, les cerveaux synchronisent littéralement certains rythmes d’activité.

• Expériences en groupe montrent que l’écoute collective de musique, la prière ou la méditation synchronisent des schémas neuronaux chez plusieurs individus (Sporns, “Networks of the Brain,” 2011).
• Limitations : Jusqu’ici, ces signaux sont plus corrélés à l’attention ou l’accord qu’à une forme de “conscience collective” profonde. Ce qui est capté, c’est la synchronisation des comportements ou des émotions, pas un “esprit de groupe” autonome.

2. La psychologie sociale et la mesure des bascules d’opinion

La psychologie sociale mesure l’évolution collective par l’étude des normes sociales, des biais de groupe, ou des cascades informationnelles. Des outils classiques comme les sondages, les votes, l’analyse massive des réseaux sociaux sont utilisés.

• Un exemple marquant : Twitter et les réseaux sociaux permettent d’étudier d’immenses shifts en temps réel, comme lors des grands mouvements sociaux (#MeToo, Printemps arabe) (Nature Human Behaviour, 2017).
• Des algorithmes identifient les “tournants” collectifs, mais leur interprétation reste délicate : un pic de mentions ou de partages représente-t-il une évolution profonde de conscience, ou seulement un effet de mode ?
• Les psychologues se penchent aussi sur les processus d’“homogénéisation” : comment un groupe minoritaire devient majoritaire, et inversement (voir Current Opinion in Psychology, 2021).

3. Indicateurs collectifs : émotion, opinion, cohérence ?

La mesure de l’évolution d’une conscience collective suppose de choisir des indicateurs. Mais lesquels ?

• Émotions publiques : l’analyse des courants émotionnels collectifs (peur, colère, espoir) par sentiment analysis. Exemple, l’étude globale du moral pendant le Covid-19 à partir de 150 millions de tweets a montré des cycles collectifs de peur et de résilience (ACL 2020).
• Niveaux d’accord ou de polarisation : le nombre de points de vue opposés, leur radicalité, leur évolution dans le temps.
• Comportements de masse : changements dans les modes de consommation, santé, adhésion à des causes…

Toutefois, cette lecture demeure tangente : elle renseigne plus sur l’humeur d’un groupe que sur une élévation ou une modification qualitative de son niveau de conscience.

Certaines branches de la physique – théorie des systèmes complexes, physique statistique – proposent des analogies pour appréhender la conscience collective.

• Synchronisation spontanée : comme dans le phénomène des lucioles qui clignotent à l’unisson (Strogatz, “Sync: How Order Emerges from Chaos”, 2003). Des travaux ont transposé ce modèle à la propagation d’idées ou de “réveils collectifs”.
• Transitions de phase : la physique modélise en mathématiques des “basculements” lorsque de nombreux individus changent soudainement d’état ou d’opinion, comme une goutte d’eau passant à l’état de vapeur. Mais la physique reste prudente : ces concepts capturent des cascades, pas encore la conscience elle-même.
• Effets d’échelle : plus un groupe est grand, plus le passage d’un état à un autre devient brutal et difficile à prédire (référence : “Critical mass” de Philip Ball, 2004).

Quelques approches prospectives, comme le Global Consciousness Project de Princeton, ont tenté de mesurer d’hypothétiques “anomalies” dans la génération aléatoire de nombres par ordinateur lors d’événements mondiaux (ex : attentats du 11 septembre, Coupe du Monde de football) (noosphere.princeton.edu). Si les résultats sont intrigants, ils sont loin de faire consensus et relèvent encore de la spéculation.

La science se heurte à plusieurs impasses philosophiques et pratiques :

• La conscience est-elle objectivable ? Même au niveau individuel, elle demeure un “donné” subjectif, difficile à quantifier sans le réduire à des corrélats (voir la notion de qualia en philosophie de l’esprit).
• Corrélation n’est pas causalité : un pic d’émotion collective n’est pas forcément signe d’une évolution profonde de conscience, mais parfois d’un emballement superficiel.
• Temps long, temps court : L’évolution de la conscience collective se déploie parfois sur des décennies (cf. changement des mentalités sur l’environnement entre 1960 et 2020), parfois sur des heures (phénomènes viraux, insurrections).
• Mesure et influence : Observer le collectif, c’est parfois le modifier : interroger un groupe peut le conduire à prendre conscience de son évolution, ce qui la change en retour !

La question “Peut-on mesurer l’évolution de la conscience collective ?” reste ouverte, mais invite à explorer de nouvelles pistes mêlant rigueur et audace :

• Mêler disciplines : la rencontre entre neurosciences, psychologie, sciences des données et théorie des systèmes complexes s’avère féconde.
• Favoriser des indicateurs mixtes : combiner l’analyse d’humeurs, de valeurs partagées, de comportements et d’indicateurs de cohésion/résilience.
• Dépasser la simple mesure : s’ouvrir à d’autres formes de connaissance, telles que l’intuition collective, l’intelligence collaborative, voire les dimensions subtiles explorées par les traditions contemplatives.
• Passer du “combien” au “comment” : au-delà de la quantité de conscience, demander comment émergent les bascules qualitatives, les éveils, les innovations sociales.

En 2019, une étude menée sur plus de 8 000 personnes dans 22 pays, publiée par Ipsos, a révélé une augmentation globale de la sensibilité aux enjeux écologiques et à l’altruisme, suggérant qu’un changement de conscience collective peut être détecté, sinon mesuré précisément.

La science, humblement, peine à capter les fulgurances de la conscience, qui, telle l’aurore au sommet d’une tour, se laisse plus pressentir que saisir. Mais en traquant ses résonances, ses rythmes, ses fractures et ses passages, elle éclaire le chemin d’une humanité en mutation, attentive à son propre éveil partagé.